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Traumatisme générationnel : durée et impact sur plusieurs générations

Il y a des peurs qui ne s’expliquent pas. Un enfant refuse le noir, alors que ses parents n’ont jamais redouté l’obscurité. D’où jaillit ce vertige, ce frisson, ce refus têtu ? Un souvenir que personne n’a raconté, un choc tu, pourrait-il vraiment modeler la vie d’un enfant — et, parfois, bien au-delà ?

Les blessures du passé n’en finissent pas de voyager. Invisibles, elles se nichent dans les gestes quotidiens, s’invitent dans les silences du repas, se glissent au détour d’un regard inquiet. Parfois, elles surgissent là où tout semblait apaisé. Quand l’histoire familiale se fraie un chemin dans le présent, combien de temps ses ombres persistent-elles ?

Comprendre le traumatisme générationnel : origines et mécanismes de transmission

Impossible d’ignorer les découvertes de Rachel Yehuda et Isabelle Mansuy : le traumatisme transgénérationnel s’inscrit jusque dans les cellules. Ce n’est pas seulement l’histoire racontée, ni même le silence pesant – la transmission s’infiltre aussi dans la biologie. La marque d’un événement traumatique – guerre, exil, génocide – laisse son empreinte sur les gènes, via des modifications épigénétiques. On l’a constaté chez les enfants de survivants de la Shoah, ou dans les familles frappées par les conflits armés : la réaction au stress, la mémoire, l’émotivité se trouvent transformées, parfois à vie.

Dans l’intimité familiale, le traumatisme se faufile à travers mille comportements. Retrait, anxiété diffuse, nervosité permanente : autant de signaux d’alarme qui, parfois, ne portent pas de nom. La psychologue Anne Ancelin Schützenberger a mis en lumière ces répétitions inconscientes, ces drames qui se rejouent de génération en génération, souvent sans que personne n’en ait conscience. Non-dit ou aveu, la frontière s’efface ; la transmission se fait, directe ou indirecte, mais elle ne rate presque jamais sa cible.

  • La transmission transgénérationnelle s’observe dans toute l’intensité des familles frappées par des traumatismes massifs ou des chocs répétés.
  • Grâce aux travaux de Moshe Szyf, on sait désormais que les signatures épigénétiques de la peur ou du chagrin persistent bien au-delà d’une seule génération.

La science confirme ce que beaucoup pressentaient : le passé n’est jamais tout à fait enterré. Les traumatismes transgénérationnels se glissent dans la mémoire collective, traversent les années, et viennent s’installer au cœur de chaque vie qui suit.

Quels effets concrets sur la santé mentale et le développement des descendants ?

Grandir dans une famille marquée par un traumatisme générationnel, ce n’est pas une fatalité, mais certains risques reviennent en boucle. Les études sont formelles : quand un parent a été exposé à un syndrome de stress post-traumatique, la génération suivante en porte souvent les traces. Les symptômes post-traumatiques sont plus fréquents chez ces enfants que chez leurs camarades.

  • Développement de troubles anxieux ou dépressifs chez les enfants d’adultes ayant vécu l’impensable.
  • Signes précoces de troubles du comportement : impulsivité, isolement, difficultés à s’adapter.
  • Reproduction de schémas relationnels toxiques et blocages d’attachement au sein de la famille.

Le phénomène ne se limite ni à une époque ni à une géographie. Qu’il s’agisse des enfants de survivants de la Shoah ou de familles récemment frappées par la guerre, la souffrance se transmet parfois sans que l’on ait jamais vécu l’événement d’origine. Ce sont les silences, les peurs diffuses, les petits interdits du quotidien qui prennent le relais. Les injonctions à la méfiance, l’exigence d’être toujours sur ses gardes ou d’en faire plus qu’il ne faudrait : tout cela finit par s’installer, insidieusement.

Les soignants le savent bien : ces séquelles traversent les âges. À l’âge adulte, elles ressortent sous forme de difficultés relationnelles, d’angoisses, de douleurs physiques inexpliquées. Il n’est pas rare de voir plusieurs membres d’une même fratrie exprimer à leur façon ce legs invisible, pris dans des schémas répétitifs qui semblent ne jamais vouloir s’éteindre.

Durée d’un traumatisme générationnel : mythe ou réalité scientifique ?

Combien de temps ces blessures continuent-elles d’imprimer leur marque ? La question agite chercheurs et cliniciens. De Paris à New York, en passant par Genève, les études convergent : le traumatisme générationnel s’étend sur deux, parfois trois générations, et souvent davantage. À New York, Rachel Yehuda a mis en évidence chez les descendants de survivants de la Shoah des traces biologiques du stress encore présentes soixante ans après. À Genève, Ariane Giacobino révèle la persistance d’empreintes épigénétiques jusqu’à la troisième génération. Les experts du CNRS l’observent aussi dans les familles marquées par la guerre d’Algérie ou du Vietnam.

En France, la mémoire familiale liée à la Seconde Guerre mondiale ou aux horreurs de la Gestapo ne s’efface pas. Elle se transmet dans les mots, les silences, mais aussi, plus sournoisement, dans le corps de ceux qui n’ont rien vécu directement. Boris Cyrulnik décrit la manière dont la mémoire traumatique irrigue l’histoire intime de plusieurs générations, bien au-delà d’une seule existence.

Événement Nombre de générations marquées Localisation des études
Shoah 3 New York, Paris
Guerre du Vietnam 2 à 3 États-Unis, France
Guerre d’Algérie 2 France

Il faut aussi regarder l’histoire de près : chaque génération subit l’héritage à sa manière. Les mécanismes se déplacent, glissant du récit familial vers la biologie, puis vers des formes plus diffuses, mais non moins tenaces, de vulnérabilité psychique.

traumatisme générationnel

Des pistes pour rompre le cycle et favoriser la résilience familiale

Intervenir au cœur de la famille

Une certitude s’impose dans les cabinets de psychologues : intervenir tôt, dans un cadre familial, limite la transmission des failles. Les soutiens efficaces reposent sur l’écoute, la parole, et la construction pas à pas d’un environnement familial rassurant. Anne Ancelin Schützenberger a montré combien le récit partagé, même difficile, permet d’apaiser l’impact du passé non digéré.

  • La thérapie familiale offre une occasion de revisiter les répétitions, de mettre des mots sur les émotions héritées, de recréer des liens de confiance entre générations.
  • Les initiatives d’enrichissement environnemental – accès aux activités culturelles, soutien scolaire, vie associative – participent à renforcer la résilience des enfants et adolescents.

Rôle des soins psychologiques et de la prévention

Les soins psychologiques, qu’ils soient individuels ou collectifs, sont taillés sur mesure pour accueillir cette souffrance héritée. Le remaniement émotionnel — cette capacité à mettre en mots l’indicible, à revisiter les blessures — agit comme une clé de voûte pour se reconstruire de l’intérieur.

Prévenir, c’est aussi repérer précocement les signes d’alerte, particulièrement dans les familles qui ont affronté des drames majeurs. Les chercheurs comme Isabelle Mansuy et Moshe Szyf montrent qu’en agissant sur les facteurs environnementaux, on peut atténuer l’expression des gènes liés au stress. La transmission ne s’arrête pas, mais elle s’adoucit, s’effiloche. C’est là, dans cet espace ténu entre passé et avenir, que la résilience familiale se forge — génération après génération, à contre-courant de l’histoire.